Les infirmières en Amérique du Nord s’habillent comme elles veulent. Comprenez qu’elles ont une tenue de travail, mais que celle-ci n’est pas dédiée à un service, genre vert vomi pour l’urgence, bleu varice pour la chirurgie, rouge caillot pour les soins intensifs, jaune hépatite pour la pédiatrie, rose intoxication au monoxyde de carbone pour l’obstétrique et blanc arrêt cardiaque pour les autres. Elles achètent leur uniforme chez S*ars ou chez Walm*rt, il y en a des mauves unis ou des verts bariolés, à motif de fleurs ou de Snoopy, aux genoux, à mi-jambes ou au chevilles et même des brodés façon dentelle anglaise. La classe.
Les docteurs sont en civil. Quand j’ai dit qu’en France j’avais une blouse, ça a bien fait rire mes collègues résidentes : il n’y a que les bébés étudiants en médecine de Montréal qui portent un sarrau... Forcément.
Les docteurs portent leur stéthoscope autour du cou. Quand j’ai dit qu’en France, il n’y avait que les externes qui se prenaient très au sérieux (ou qui avaient trop regardé Urgences, Scrub ou Grey’s Anatomy, dépendant de leur âge) qui le portaient de cette manière, ça les a fait hurler de rire : ben tu en faisais quoi alors ? Ben je le mettais dans la poche dans ma blouse ainsi que trente kilos de bordel qu’une quantité non négligeable de stylos, petits bouts de papier, marteau, lampe, bip et autres gadgets… Forcément.
Mais pour les gardes à l’urgence, les docteurs ont une tenue bleu cyanose marine. Il en existe même en taille naine XS! J’en aurai pleuré de joie.
Voyez-vous, après avoir durant toutes mes études en France trébuché dans les ourlets de mes casaques en chirurgie, paru même pas enceinte au début de mon neuvième mois de grossesse dans mes blouses d’urgence, roulé sept fois les jambes de mes pantalons de soins intensifs, avoir eu l’air d’avoir piqué la parka de David Douillet dans mon blouson au Samu… une simple tenue à ma taille, ça m’émeut.
Après avoir enfilé une tenue et séché mes larmes, je quitte l’Unité de Médecine Familiale et me rends à l’urgence par les couloirs du sous-sol. Je négocie le passage devant la cafétéria en apnée. Les odeurs de cuisine communautaire de si bon matin, composées de délicates émanations de graillon dix ans d’âge, doux remugles de matières organiques en état de décomposition avancée, subtils effluves de détergent hyper-caustique, en plus de me coller une nausée tenace d’au moins 4h, m’invitent à une réflexion de haut niveau. Pourquoi la pitance d’hôpital est-elle aussi nauséabonde ? Et surtout, pourquoi à midi, ça sent raisonnablement bon ? Si quelqu’un a la réponse, ça m’intéresse vraiment, car franchement, ce n’est pas plus mauvais et même plutôt meilleur que les hôpitaux franciliens que j’ai fréquentés dans mon jeune temps.
Un peu tendue j’arrive à l’urgence. Ça ne ressemble pas du tout au Cook County. George Clooney brille par son absence et surtout les locaux d’Alma sont vétustissimes. Je ne suis même pas certaine qu’il n’y ait pas un peu d’amiante qui traîne encore quelque part. Depuis dix ans on leur promet des rénovations, depuis dix ans elles sont reportées à l’année suivante. Il y a quatre salles pour voir les patients, une salle dite de traitement, plus adaptée à la petite chirurgie et aux urgences ophtalmologiques : avec toutes les industries environnantes, il vaut mieux savoir se servir de la lampe à fente. Il y une salle de réanimation équipée pour deux patients instables et en arrière, douze civières qui accueillent les malades couchés qui vont être hospitalisés.
C’est parti… Douleurs rétrosternales, douleurs abdominales, dyspnées, détériorations de l’état général, accidents de la route, plaies, corps étrangers oculaires, idéation suicidaire, traumatismes de cheville, bronchiolites et feux sauvages (ça veut dire herpès en québécois, poétique, non ?) sont pain quotidien. Je vois les patients et je révise les dossiers avec le superviseur. Il y a un seul docteur par tranche de huit heures. Ce qui signifie que les quarts sont vite passés… mais qu’ils reviennent souvent.
Les patients arrivent par leurs propres moyens, ou via les ambulances, plus ou moins escortés par la police. Pas de Samu. J’adore. J’expliquerai un autre jour ma théorie à propos du Samu. Disons simplement que pour une obsessionnelle comme moi, et hors pathologies typiques à traiter urgemment c’est extrêmement anxiogène de passer après quelqu’un qui a déjà interrogé, examiné, diagnostiqué voire pronostiqué et vous a fait part de son idée et donc forcément influencé. Mais ça n’engage que moi mais tu sais bien ma copine que je t’aime quand même.
L’équipe infirmière est efficace, chacun connaît son rôle, ça roule plutôt bien. Pas besoin de supplier menacer négocier pour que le patient ait son prélèvement sanguin ou un électrocardiogramme rapidement genre si tu veux ton gaz du sang t’as qu’à le faire toi même et le porter toi même au labo à trois étages d’ici parce que moi je suis en pause et de toute façon je suis énervée parce que ma cadre ne m’a pas donné les congés que je voulais et je suis là seulement parce qu’une telle a son fils qu’est encore malade donc c’est comme si j’étais pas là. Je caricature mais pas tant que ça.
Autre source d’extase cosmique, la radiologie. Pas besoin de supplier menacer se prostituer négocier pour obtenir un scanner. Je remplis un bon et il sera fait dans le quart d’heure. C’est comme les tenues à ma taille, j’en pleurerais.
De la même façon, le spécialiste, le chirurgien le plus souvent, vient quand on l’appelle pour un avis. En grognant, en traînant les pieds, sans adresser la parole à qui que ce soit mais vient quand même. Ben oui, il ne faudrait pas croire qu’on est à l’hôpital des Bisounours !
En résumé, qu’elles soient françaises ou québécoises, je savoure les urgences : ça vous a un petit côté speed-dating de la médecine qui rompt agréablement avec la languissante monotonie des consultations sur rendez-vous. Que celui qui n’a jamais pensé voire gémi oh non pas lui en voyant un nom sur une liste de rendez-vous me jette la première pierre. Je vous rassure, j’aime bien revoir mes patients pour la plupart d’entre-eux.
En parlant de rencontre, j’en ai fait une belle ! Je remplissais un dossier lorsqu’un fringant quinquagénaire a surgi de la salle des patients couchés, main tendue.
_ Bonjour, je ne vous connais pas, vous êtes qui ?
_ Bonjour, Docteur médecin de famille français en stage.
_ Bonjour, Yves Bolduc, ministre de la Santé.
_... yeux ronds bouche ouverte
_ Française, hein ? ça me fait penser que j’ai vu votre ministre, là, comment il s’appelle déjà, euh, Xavier…
_ Heu… honte sur moi, j’ai eu un gros trou de mémoire, j’avais oublié que la Roselotte Tarquin OnvatousmourirdelagrippA avait été transférée à la Solidarité et la Cohésion sociale Bertrand ?
_ Ouais c’est ça, Bertrand, je l’ai rencontré récemment à Amsterdam, il a l’air un peu mou, non ?
_ …rrmmppffrrt… non je ne vais pas rire, non je ne rirai pas, trop tard j’ai ri
_ Pas vraiment prêt pour les réformes on dirait ? Et quand j’ai fait un peu le point sur la France, grand pays soi-dit en passant, mais ils ont au moins dix ans de retard sur nous en ce qui concerne l’organisation des soins, j’en suis encore tout étonné !
_... c’est exactement ce que je pense mais est-ce que si je le dis ça va faire lèche-botte ?
_ En tous les cas bienvenue au Québec.
Non, vraiment, j’adore les urgences !